La construction de lEurope se trouve aujourdhui à un tournant essentiel et décisif. En effet son demi-siècle dhistoire donne maintenant suffisamment de recul pour sinterroger sur la pertinence de ses principes fondateurs et sur lefficacité de son organisation, au moment où le monde change de façon radicale avec une crise financière majeure, résultat dune addiction coupable aux déficits, et la montée en puissance de nouveaux pays, qui entendent bien obtenir la part du gâteau qui leur revient.
Imaginée au lendemain de la Deuxième Guerre pour éviter que les conflits permanents entre les peuples de la vieille Europe ne se perpétuent, lidée fondatrice a été de mettre en commun les moyens matériels de préparer une nouvelle guerre pour éviter que lun ou lautre des belligérants potentiels puisse en tirer une position de force : cest ainsi que le charbon et lacier ont été les éléments fondateurs de lEurope.
Puis la construction de lEurope sest poursuivie plus avant sur la base de deux principes. Le premier était que lintégration au sein de la communauté européenne devait nécessairement conduire tous les pays membres à adopter progressivement le même modèle économique, donnant ainsi à lensemble une homogénéité salutaire et lui conférant une puissance économique lui permettant de conserver son rang dans le concert des nations. Le second était que ladoption dune monnaie commune devait aider et accélérer cette intégration.
Force est de constater que ces deux principes nont pas fonctionné aussi bien que lon aurait pu lespérer et quils correspondent plutôt à des paris perdus.
Lintégration trop rapide de pays se trouvant à un stade de développement moins avancé que les pays fondateurs de lEurope et situés de lautre côté de lancien rideau de fer a certes permis de faire bénéficier ces nouveaux membres dun rattrapage économique accéléré. Mais cet élargissement sest fait au double prix, pour les nouveaux adhérents, dune fragilisation de leur tissu social avec lapparition décarts importants de revenus, inconnus jusque là, et, pour les anciens membres de la Communauté, de délocalisations de leur industrie, qui les ont affaiblis économiquement, et dafflux de main duvre qui est venue gonfler leur taux de chômage et les charges sociales induites.
Pendant que cet étalement géographique de lEurope se poursuivait de façon plutôt bâclée, lintégration des pays membres et lharmonisation de leurs systèmes monétaires et fiscaux restaient en suspens, et le riche contribuable français continuait de façon absurde à avoir intérêt à « sexiler » en Belgique, mettant ainsi en évidence léchec du premier principe évoqué ci-dessus.
La création de leuro, en proposant une devise commune à tous les membres de lEuroland, était supposée, en vertu du deuxième principe fondateur, entraîner la convergence systématique de toutes les politiques monétaires. Il nen a rien été et leuro a profité à certains pays qui ont renforcé leur position, lAllemagne en tête, pendant que dautres, privés des moyens dintervention que permettent les ajustements sur leur monnaie, perdaient pied. Il apparaît aujourdhui clairement que la monnaie unique est finalement comparable au modèle unique de pantalon duniforme que lon imposerait à tous les soldats dune armée et qui serait seyant pour certains, mais grotesque pour dautres.
Le bilan qui peut être fait de la construction européenne et de son organisation est mitigé : beaucoup a été fait, les institutions fonctionnent et les règles du jeu sont progressivement fixées et adaptées à lenvironnement en perpétuel changement. Mais, au fil du temps, de gros défaut de fabrication ou de croissance sont apparus et auraient besoin dêtre corrigés.
Le premier concerne lidentité elle-même de lEurope : qui sommes-nous et où voulons-nous aller ? La notion même dEurope nest pas claire, qui, nayant pas su reconnaître ses racines, en est encore à se demander, depuis cinquante ans quelle se pose la question, où sont ses limites. Comment le citoyen européen peut-il sidentifier à une Europe dont le contour lui-même nest pas défini et qui ne peut pas, ou ne veut pas, trancher définitivement pour savoir une bonne fois pour toutes si la Turquie doit en faire partie ou pas. Une réponse claire, quelle quelle soit, à cette question élémentaire est indispensable pour que le citoyen puisse adhérer, ou pas, au projet européen. Au passage, une réponse claire de lEurope permettrait également de normaliser ses relations avec son grand voisin turc.
Le deuxième a trait à linstitution européenne elle-même dans son organisation matérielle de tous les jours. Le système qui a été mis en place, résultat de couches successives ajoutées les une sur les autres au fil du temps, aboutit finalement à une nébuleuse à la complication extrême dans laquelle le citoyen européen se perd, mais où le fonctionnaire européen prospère, protégé par des régimes de privilèges que ne renieraient pas les républiques bananières les plus primaires. Il suffit pour sen convaincre dinterroger nimporte quel citoyen de nimporte quel pays membre pour mesurer létendue de son ignorance sur les mécanismes européens et lampleur de son ressentiment sur linterventionnisme et limpunité du fonctionnaire européen.
Ce sont ces défauts qui ont peu à peu éloigné les citoyens européens de lEurope. A ce manque de visibilité et de compréhension des mécanismes de décisions est venu sajouter le défaut de démocratie. Lélecteur européen est très peu sollicité, et, si son avis ne convient pas, il est détourné par des artifices qui permettent de passer outre. Là aussi, le citoyen interrogé au paragraphe précédent avouera spontanément son ignorance de sa représentation au Parlement européen et sa méconnaissance des mécanismes soi-disant démocratiques mis en place.
Certes, certains hauts responsables commencent à reconnaître les erreurs du passé, comme, par exemple, la naïveté dont il a été fait preuve lorsquil sest agi de prôner le libéralisme sans se soucier de contreparties à exiger de la part des partenaires de lEurope dans les échanges commerciaux internationaux. Mais ces prises de conscience sont encore trop peu nombreuses et trop timides.
Cest précisément à ce moment si crucial pour lEurope où sa voix aurait le plus besoin de se faire entendre pour éclairer ces besoins de changement quil avait anticipés depuis longtemps que Franck Biancheri nous a quittés.
En plus du vide immense quil laisse à tous ses nombreux amis, cest sa grande connaissance des mécanismes européens, la perspicacité de ses analyses et la pertinence de ses recommandations, toujours constructives, positives et judicieuses qui vont manquer à tous ceux qui ont à cur de construire une Europe à la fois plus forte et plus démocratique.
Mais son grand sens de la pédagogie et lénergie insatiable avec laquelle il a parcouru lEurope dans tous ses recoins les plus reculés ont heureusement largement contribué à faire connaître ses messages à un grand nombre dEuropéens de tous âges.
A eux, à nous, maintenant de reprendre le flambeau, forts de ses enseignements et de ses convictions, pour faire avancer son idée maîtresse qui, toujours, revenait à ce besoin urgent et incontournable de plus de démocratie, pour construire et faire prospérer une Europe qui permette de faire face aux multiples défis du monde nouveau qui se prépare.
Henri de Courtivron
Novembre 2012
Les articles de Franck Biancheri à relire:
► Sur qui vont tomber les briques du Mur de Berlin ? (Novembre 1989) et Sarajevo 2014
► 1er marathon démocratique européen “Où va l’Europe?” a conduit Franck Biancheri dans 100 conférences dans toute l’Europe pendant Un an (2002/2003)
► Time to change EU civil servants legal immunity et Eurorings : Rapprocher les institutions européennes des citoyens
► l”ensemble des ses anticipations sur la crise systémique globale depuis 2006: GEAB – LEAP2020
In Memoriam : Livre d’Or Franck Biancheri